Alors que le Giec vient de publier son Rapport spécial sur l’impact d’un réchauffement global de 1,5°C, trois spécialistes du CNRS qui ont participé à sa rédaction – l’écologue Wolfgang Cramer, le paléoclimatologue Joël Guiot et l’économiste Jean-Charles Hourcade – font le point sur les possibilités de contenir le dérèglement climatique en dessous de l’objectif actuel des 2°C.
Le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) vient de rendre public son Rapport spécial sur l’impact d’un réchauffement global de 1,5 °C. Quel est le sens de ce rapport ?
Joël Guiot1 : Lors de la 21e conférence de l’ONU pour lutter contre le changement climatique, la COP-21, qui s’est tenue à Paris fin 2015, les 195 pays membres de la Convention-Cadre des Nations unies sur les changements climatiques se sont engagés à prendre des mesures permettant de limiter le réchauffement climatique à 2 °C au-dessus des niveaux préindustriels. Dans le même temps, commande a été passée au Giec de produire un rapport sur les gains d’un réchauffement limité à 1,5 °C par rapport à 2 °C et les possibilités de mise en place d’un tel scénario.
Jean-Charles Hourcade2 : L’origine de ce rapport tient à l’action des petits états insulaires lors des négociations de la COP-21. Particulièrement exposés aux conséquences du dérèglement climatique dans le cas d’un réchauffement à 2 °C, ils ont fait inscrire dans les termes de l’accord la nécessité d’étudier les implications d’une augmentation de la température à 1,5 °C.
Wolfgang Cramer3 : Ce nouveau rapport du Giec constitue la réponse des scientifiques à cet effort. C’est une étape très importante, traduisant la reconnaissance par les négociateurs de la COP de l’importance de fonder la lutte contre le réchauffement climatique sur les résultats de la science, d’une façon beaucoup plus « directe » qu’antérieurement.
1,5 °C, 2 °C, est-ce si déterminant ?
J. G. : Pour fixer les idées, rappelons que depuis 1880, la température moyenne de la Terre a augmenté d’environ 1 °C. Or, fonte des glaciers continentaux et des calottes polaires, hausse accélérée du niveau de la mer, augmentation de la fréquence des épisodes caniculaires, acidification des océans… les effets de ce réchauffement sont déjà très palpables. Cela n’a rien d’étonnant si l’on note que seuls cinq degrés séparent une ère glaciaire d’une ère interglaciaire. Ainsi, d’une part nous faisons désormais face à un bouleversement climatique majeur sans précédent par sa vitesse et son aspect planétaire, d’autre part une hausse des températures de 1,5 ou 2 °C conduit à des futurs assez différents.
W. C. : Entre 1,5 et 2 °C d’augmentation des températures, on assiste à une hausse très significative de la probabilité d’un basculement irréversible de nombreux systèmes, comme la perte des récifs coralliens dans les océans tropicaux ou la banquise arctique. Par conséquent, une hausse de 2 °C constitue un horizon en termes de changements et d’impacts, mais aussi dans notre capacité à prévoir et donc à anticiper les bouleversements à venir. À l’inverse, une hausse de « seulement » 1,5 °C augmenterait notablement nos chances de nous maintenir en deçà d’une situation climatique hors de contrôle.
Concrètement, quelles sont les différences entre une Terre à plus 1,5 ou plus 2 °C ?
J. G. : On peut citer de nombreux exemples. Ainsi, ce demi-degré se traduit par un facteur 2 sur le nombre d’espèces de vertébrés et de plantes qui risquent de disparaître ou de décliner fortement avec le réchauffement. De même, la surface terrestre affectée par la transformation des écosystèmes, soit 13 % à 2 °C, est divisée par deux à 1,5 °C. Une limitation du réchauffement à 1,5 °C permettrait également de sauver 2 millions de kilomètres carrés de pergélisol sur 14, un gain majeur sachant que la fonte de ces sols gelés entraîne la libération de méthane, un gaz à effet de serre plus puissant que le dioxyde de carbone (CO2), dans l’atmosphère. Autre exemple : plus 2 °C signifie un été sur 10 sans glace dans l’océan arctique, contre un sur 100 à plus 1,5 °C. Ou encore : entre 1,5 et 2 °C, on voit croître dramatiquement la probabilité d’une non-adaptation des écosystèmes coralliens à l’augmentation de l’acidification des océans.
W. C. : Sans sous-estimer les dégâts importants d’un réchauffement à 1,5 °C, ce demi-degré, qui joue sur la répartition des espèces et des maladies, sur les rendements agricoles ou la fréquence des pics de chaleur, a des conséquences très significatives sur l’homme et ses
activités. Un seul exemple : un réchauffement de 2 °C signifie 10 centimètres de plus de hausse du niveau de la mer par rapport à 1,5 °C, impactant 10 millions de personnes en plus dans les zones côtières et les grands deltas.
Un réchauffement de 2 °C signifie 10 centimètres de plus de hausse du niveau de la mer par rapport à 1,5 °C, impactant 10 millions de personnes en plus dans les zones côtières et les grands deltas.
Ce constat est saisissant. Mais au regard de la trajectoire actuelle des émissions de CO2, est-il simplement possible de limiter le réchauffement sous la barre des 1,5 °C ?
W. C. : En effet, cela ne va pas de soi, alors qu’au rythme actuel des émissions de gaz à effet de serre, on peut s’attendre à une élévation de la température moyenne jusqu’à 4,8 °C par rapport à la période 1986-2005 à l’horizon 2100. Ainsi, au-delà du constat, c’est tout l’intérêt de ce rapport spécial du Giec :
pour la première fois, il affirme que, sur la base des connaissances scientifiques, il est « géophysiquement » possible de limiter le réchauffement à 1,5 °C à l’horizon 2100.
J. G. : Pour y parvenir en maximisant les chances d’un dépassement temporaire n’excédant pas 0,2 °C, il est nécessaire de parvenir à un bilan carbone nul en 2030. Autrement dit, à cette date, les processus de captation du carbone dans l’atmosphère devront compenser les émissions. Ensuite, le bilan doit rester plus ou moins négatif. En revanche, plus on attend pour atteindre un bilan neutre, plus la hausse sera élevée.
Quels leviers faut-il actionner pour cet objectif ?
J. G. : Tout d’abord, il faut réduire nos émissions de gaz à effet de serre, ce qui peut se faire de multiples façons : augmentation de la part du renouvelable dans le mix électrique, plus grande sobriété énergétique, réduction drastique des émissions industrielles, remise en cause de l’étalement urbain, révolution dans les transports ou encore baisse de la consommation de protéines d’origine animale… Plus précisément, on estime qu’il faudrait réduire les émissions d’origine anthropique de 40 à 50 % par rapport à 2010 d’ici à 2030. En parallèle, il faut accroître le captage du CO2 atmosphérique par la biomasse, par exemple en étendant les forêts, en augmentant la capacité de stockage du carbone par les sols ou en utilisant plus de biomasse dans le mix énergétique. En dernier recours, le Rapport étudie la possibilité d’utiliser des techniques de géoingénierie pour limiter l’apport de chaleur solaire ou enfouir le CO2 en couches géologiques, tout en signalant les risques et les incertitudes associées de ces procédés hautement technologiques.
Un tel objectif nécessite de transformer en profondeur nos modes de vie ?
J.-Ch. H. : À l’évidence, toute trajectoire visant à décarboner l’économie, que ce soit pour un objectif de 2 ou 1,5 °C, questionne nos modes de consommation, nos choix techniques et nos modes d’organisation de l’espace. Mais l’enjeu majeur est qu’on ne peut imaginer enclencher la transition qu’à la condition qu’elle ne se traduise pas par plus de chômage à court terme, ou bien par un ralentissement de sortie de la pauvreté dans les pays en développement. Ainsi, il est décisif de réunir les conditions pour que la transition soit aussi une opportunité de réduire des fragilités majeures de l’économie mondiale comme le sous-investissement en infrastructures, l’insécurité énergétique ou les inégalités.
Quelles sont les clés du changement ?
J.-Ch. H. : En pratique, deux évolutions sont à mener en parallèle. La première : basculer massivement, dans tous les pays, la fiscalité vers le carbone, afin de bloquer la propagation des coûts de la transition à toute l’économie. Et que chacun détermine les meilleures utilisations des produits de cette taxe dans son contexte national.
On ne peut imaginer enclencher la transition qu’à la condition qu’elle ne se traduise pas par plus de chômage à court terme, ou bien par un ralentissement de sortie de la pauvreté dans les pays en développement.
La seconde : réformer le système financier international pour rediriger massivement l’épargne mondiale vers des investissements bas carbone plutôt que, par exemple, sur l’immobilier ou le foncier. J’ajoute que dans le cas d’un objectif de 1,5 °C, on estime que le coût marginal du carbone, c’est-à-dire celui des techniques les plus chères à mettre en place pour atteindre un objectif donné, augmente d’un facteur trois à quatre par rapport à un objectif de 2 °C.
Une autre façon de le voir est de dire que le 1,5 °C nécessiterait de lever une « taxe » de 180 à 240 dollars par tonne de carbone émise, et cela dans tous les pays du monde. Ce qui montre l’étendue de la tâche à accomplir.
Est-ce simplement envisageable en pratique ?
J.-Ch. H. : Depuis vingt-cinq ans, de très nombreux travaux ont été réalisés sur la fiscalité carbone. Ainsi, on peut affirmer que le cadre est posé. Mais de nombreux détails restent à étudier pour accélérer sa mise en place et son élargissement à tous les pays. Sur la finance, des liens ont été établis entre la baisse des risques d’investissement via des garanties publiques et l’émergence d’actifs bas carbone. Il est maintenant urgent de passer à des propositions dont les acteurs du système financier s’emparent.
Mais cela ne suffira pas. Prenons l’exemple de la rénovation urbaine, nécessaire pour lutter contre la surconsommation énergétique : Il ne suffit pas de la proclamer et de mettre des fonds sur la table. Il faut aussi s’assurer que les professionnels du bâtiment s’organisent pour que les compétences soient disponibles ou que l’on puisse convaincre les copropriétés et les particuliers d’accélérer le mouvement. D’un mot, il faut agir à tous les niveaux simultanément et ce dans tous les domaines concernés.
W. C. : Le rapport est prudent dans son expression, ne proposant pas de modèle alternatif à suivre nécessairement. Pour autant, il est clair que le défi climatique nécessite un bouleversement sociétal majeur au niveau mondial. En même temps, en montrant l’éventail des solutions à toutes les échelles – locale, nationale et internationale – le rapport montre qu’il n’y a pas de place pour le fatalisme.
J. G. : La bonne nouvelle est que la science permet d’affirmer qu’il existe des chemins pour maintenir le réchauffement sous la barre des 1,5 °C. Mais c’est ensuite une question politique de savoir si nous allons ou pas les emprunter.
- 1.Paléoclimatologue au Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement (unité CNRS/Inra/Collège de France/IRD/Université Aix-Marselle.
- 2.Économiste au Centre de recherches international sur l’environnement et développement (unité CNRS/École des Ponts ParisTech/Cirad.
- 3.Écologue à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (unité CNRS/IRD/Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse/Université Aix-Marseille.
[Source] https://lejournal.cnrs.fr/
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Texte partagé par les Chroniques d'Arcturius - Au service de la Nouvelle Terre