Sans sommeil, c’est bien simple, nous ne pourrions pas vivre. Cette activité à laquelle nous consacrons un tiers de notre existence ne permet pas seulement de reprendre des forces, elle favorise aussi la consolidation de la mémoire, déclenche la production de certaines hormones (comme l’hormone de croissance), renforce l’efficacité du système immunitaire, régule le système cardiovasculaire, estompe les émotions négatives, etc. Tandis que les chercheurs soupçonnent à présent d’autres fonctions capitales du sommeil, du côté du développement du cerveau de l’embryon ou du « nettoyage » de nos méninges.
Un fouet pour la créativité
Qui dort, rêve. Forcément. « Même si 1 % de la population ne conserve aucun souvenir de ses rêves, il est désormais acquis que les non-rêveurs n’existent pas, assure Isabelle Arnulf, chef du service des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Et, contrairement au psychiatre américain Allan Hobson, de l’université Harvard, selon lequel le rêve correspond à une sorte de « bruit de fond » de la machine cérébrale et ne remplit aucun rôle particulier, la majorité des neurobiologistes assignent diverses fonctions au rêve. Cette activité cognitive semble, entre autres, nous aider à faire face aux menaces. Par exemple, beaucoup de jeunes mères, après l’accouchement, rêvent que leur bébé s’étouffe ou tombe du berceau, ce qui les conduit probablement à sécuriser plus efficacement les nuits et les siestes de leur enfant. » De même, rêver fouetterait la créativité et servirait à vivre mieux en société en se mettant à la place des autres. « Il ne s’agit là que d’hypothèses », insiste Isabelle Arnulf, également chercheuse à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière1. Prouver que le rêve fournit un avantage évolutif est extrêmement difficile. Tout reste à faire en la matière.
Consolider les souvenirs
Au laboratoire Plasticité du cerveau2, Karim Benchenane s’attache à démontrer que le sommeil permet au cerveau de rejouer les informations enregistrées dans la journée, et que cette répétition contribue à consolider les souvenirs. La recette de ce neuroscientifique ? Enregistrer, à l’aide d’électrodes implantées dans l’hippocampe d’un rongeur, l’activité des « cellules de lieu », une famille de neurones qui déchargent (s’activent) au gré des déplacements de l’animal dans son environnement. Lors du sommeil suivant l’exploration, toutes les « cellules de lieu » qui se sont successivement activées durant l’éveil se réactivent, mais de façon compressée, sur des périodes de temps très brèves. Afin de mieux mémoriser le parcours parfois très complexe qu’elle a effectué éveillée, la souris semble donc le refaire « dans sa tête » une fois endormie.
« Pour le prouver, nous stimulons électriquement le circuit de la récompense pendant le sommeil de l’animal de manière à associer une sensation de plaisir à un lieu particulier, explique Karim Benchenane. La souris, à son réveil, se dirige directement vers l’endroit précis correspondant à la cellule de lieu qui a été associée à cette stimulation et où elle pense retrouver une récompense. Ce comportement démontre que l’activation de certaines « cellules de lieu » pendant l’éveil et la réactivation de ces mêmes neurones pendant le sommeil encodent les mêmes informations spatiales. C’est donc bien le fait de rejouer des informations de la veille pendant le sommeil qui permet de mieux les mémoriser. »
Et si les bébés dormaient pour développer leur cerveau ?
Le sommeil paradoxal, qui représente la moitié des phases de sommeil pendant les premiers mois de vie (contre 20 % à l’âge adulte), contribuerait activement au développement cérébral des tout-petits. C’est ce que cherche à prouver Mark Blumberg, spécialiste du développement de la motricité chez le raton (bébé rat) et chercheur à l’université d’Iowa. « Son idée est très astucieuse, explique la neurologue Isabelle Arnulf. Il s’intéresse aux brèves secousses musculaires dites « twitches » qui caractérisent le sommeil paradoxal et qui sont particulièrement abondantes lors de la période néonatale. Selon Mark Blumberg, elles stimuleraient des récepteurs situés dans les muscles, lesquels, en retour, en informeraient le cortex ».Ainsi, lorsque des twitches provoquent des sursauts des doigts de bébé, le cortex apprend l’existence de ces extrémités et leur aptitude à fonctionner. « Un peu comme un électricien qui se trouverait dans une immense pièce truffée d’interrupteurs et de lampes, et qui actionnerait chaque bouton pour comprendre à quelle lampe il est relié : le corps du nouveau-né utiliserait les twitches pour s’auto-explorer pendant le sommeil et activer la genèse et l’organisation de circuits nerveux », résume Isabelle Arnulf.
Dormir pour se laver la tête ?
Le cerveau profiterait du passage du marchand de sable pour se débarrasser de ses déchets et notamment de la redoutable protéine bêta-amyloïde impliquée dans la maladie d’Alzheimer. C’est l’hypothèse de la neurobiologiste danoise Maiken Nedergaard, du Centre médical de l’université de Rochester (New York). Reposant sur le réseau de microcanaux qui sillonne l’organe en tous sens et transporte le liquide céphalo-rachidien (LCR), ce tout-à-l’égout cérébral serait surtout actif pendant le sommeil. « Les expériences conduites sur des souris montrent que l’espace extracellulaire (entre les cellules cérébrales, NDLR) augmente de 60 % quand les rongeurs s’endorment, ce qui facilite la circulation du LCR dans le tissu cérébral, et par conséquent l’évacuation des déchets, commente Pierre-Hervé Luppi, du Centre de recherche en neurosciences de Lyon3. Cette démonstration est intéressante, mais elle n’a fait l’objet, pour l’instant, que d’une seule publication. » Une théorie qui reste donc à confirmer…
L’immobilité pendant les rêves est due au glutamate
« Tout dormeur qui a l’impression de marcher, de courir, de voler…, reste totalement immobile, rappelle Pierre-Hervé Luppi. Nous venons d’apporter la démonstration, chez le rat, que les réseaux de neurones responsables de ce blocage transitoire des mouvements logent dans le noyau sub-latérodorsal, une toute petite zone située sous le cervelet. En empêchant ces cellules de sécréter un neurotransmetteurprécis (le glutamate), nous avons constaté que les rats, bien que profondément endormis, n’étaient plus paralysés. Ces quelques milliers de neurones ne déclenchent donc pas le sommeil paradoxal lui-même, comme on le pensait depuis un demi-siècle, mais inhibent le système moteur, provoquant ainsi une atonie musculaire pendant cet état de sommeil ».
Sommeil et lumière, une relation plus complexe que prévu…
La lumière est détectée au niveau de la rétine par les photorécepteurs de la vision (les cônes et les bâtonnets), mais également par un photopigment très sensible à la lumière bleue, la mélanopsine. En activant les cellules de la rétine qui expriment cette molécule, la lumière module l’activité de multiples réseaux neuronaux, dont celui de l’horloge biologique.
« On pensait jusqu’ici que l’organisation sur 24 heures de la veille et du sommeil était presque entièrement sous l’influence de cette horloge, explique Patrice Bourgin, de l’Institut des neurosciences cellulaires et intégratives de Strasbourg4. Or, certains de nos travaux sur la souris (en cours de publication, NDRL) montrent qu’il n’en est rien. La lumière règle aussi le cycle journalier veille-sommeil en agissant sur d’autres réseaux de neurones, comme les neurones inducteurs de sommeil de l’aire préoptique ventrolatérale localisée dans la partie antérieure de l’hypothalamus. Il s’agit là d’une révolution dans le domaine de la chronobiologie ! Et tout suggère que la lumière exerce également des effets directs (c’est-à-dire indépendants de l’horloge biologique) importants chez l’homme, ce que nous sommes en train de clarifier. »
Plus globalement, la même équipe s’efforce de comprendre comment optimiser notre exposition à la lumière au travail, à la maison, dans l’espace public… « Imaginer des solutions pour limiter les effets de cette pollution lumineuse qui peut affecter notre rythme veille-sommeil constitue un véritable challenge pour les années à venir », ajoute Patrice Bourgin.
Insomnies, écrans et smartphones
20 à 30 % des Français tombent difficilement dans les bras de Morphée et 10 % souffrent d’insomnie chronique. Les téléphones et autres écrans, qui squattent aujourd’hui les chambres à coucher, en sont-ils responsables ? « Il y a encore peu de temps, des niveaux faibles de lumière n’étaient pas supposés avoir d’impact sur le sommeil, commente Claude Gronfier, de l’Institut cellule souche et cerveau5. Or, des travaux récents menés à la Harvard Medical School de Boston révèlent que l’exposition prolongée, le soir, même à de très basses intensités (environ 20 lux pour un smartphone, 30 lux pour une tablette, 100 lux pour un ordinateur), dérègle l’horloge biologique ». De même, une expérience conduite en 2016 par Raymond Najjar, de l’Institut de recherche sur l’œil de Singapour, révèle qu’être exposé la nuit, les yeux ouverts, à de brefs flashs de lumière (deux millisecondes) pendant une heure retarde davantage l’horloge biologique que le fait d’être soumis à une lumière continue pendant le même laps de temps6. Un smartphone qui s’allume la nuit à la réception de SMS a donc de fortes chances de perturber l’horloge de sujets même endormis…
Et ce n’est pas tout. Certes, nous sommes tous sensibles à la lumière bleue des diodes électroluminescentes (LED) : elle augmente la sensation de bien-être et bloque la sécrétion de mélatonine (hormone favorisant l’endormissement). Mais la sensibilité nocturne aux écrans est d’autant plus forte que l’exposition à la lumière solaire est réduite pendant la journée. Or « l’horloge biologique fonctionne plus lentement à l’adolescence qu’à l’âge adulte et déclenche l’endormissement plus tard, poursuit Claude Gronfier. Ce retard est donc probablement amplifié chez les jeunes qui utilisent un écran avant de se coucher ». Quant aux seniors, qu’ils ne se frottent pas trop vite les mains. Bien que le cristallin, les années passant, brunisse et laisse passer moins de lumière riche en longueurs d’onde bleues, cette opacification ne diminue pas la sensibilité de l’horloge biologique des sujets âgés à la lumière des écrans.
Molécule anti-sommeil et somnifère nouvelle génération
Mieux comprendre les troubles du sommeil, comme la narcolepsie ou l’insomnie, est un enjeu majeur afin de peaufiner des stratégies thérapeutiques. L’équipe de Jian-Sheng Lin, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, s’intéresse ainsi aux mécanismes responsables du maintien de l’éveil et de la vigilance. Les chercheurs se focalisent sur deux neurotransmetteurs : l’orexine et l’histamine.
« Nos travaux montrent que les neurones à orexine sont impliqués dans l’éveil locomoteur, c’est-à-dire l’éveil lié à la réalisation d’un exercice physique, explique Jian-Sheng Lin. Ces neurones jouent aussi un rôle clé dans le maintien de la posture, ce qui explique que le déficit en orexine entraîne la narcolepsie. Les neurones à histamine, eux, semblent plutôt régir l’éveil lié à l’exploration d’un nouvel environnement, ainsi que l’éveil lié à la recherche de nourriture, le manque d’histamine déclenchant la somnolence. Par ailleurs, ces deux systèmes localisés dans l’hypothalamus agissent de concert pour contrôler l’éveil ″anticipatoire″ (quand l’animal compte sur – ou attend – un événement prévisible, comme un repas), ainsi que l’éveil associé à l’activité sexuelle ».
Utilisé en médecine du sommeil depuis quelques mois, le pitolisant, une molécule « éveillante » issue de ces recherches et augmentant le largage d’histamine dans le cerveau, permet de lutter contre l’hypersomnolence et les attaques narcoleptiques. « Certaines formes d’insomnie ayant partie liée avec la surrégulation d’histamine, l’un de nos objectifs est maintenant de concevoir un médicament ciblant ce neurotransmetteur et offrant un sommeil beaucoup plus proche du sommeil naturel que celui, lourd et ″non physiologique″, qu’apportent les multiples somnifères actuels », indique Jian-Sheng Lin.
Les promesses de l’optogénétique
Nul doute enfin qu’à l’avenir, l’optogénétique aide à percer d’autres mystères du sommeil enfouis dans nos méninges. Cette technique, qui permet de cibler avec précision de petites populations de neurones et d’en contrôler l’activité en les allumant ou en les éteignant à l’aide d’un faisceau lumineux, « s’avère un outil précieux pour progresser dans notre compréhension de la neurobiologie de la veille et du sommeil, se réjouit Patrice Bourgin. Identifier les réseaux de neurones qui sous-tendent les différents états de vigilance et percer leur rôle, en cas de dysfonctionnement, dans certains troubles du sommeil, débouchera à terme sur de nouvelles solutions thérapeutiques ». Bien des nuits blanches attendent les spécialistes du sommeil…
Lire aussi :
– L’interview d’Isabelle Arnulf : « Lever le voile sur les rêves »
– Le point de vue du biologiste Paul-Antoine Libourel : « Pourquoi dormons-nous ? »
- 1.Unité CNRS/Inserm/UPMC.
- 2.Unité CNRS/ESPCI ParisTech.
- 3.Unité CNRS/Univ. Claude-Bernard Lyon 1/Univ. Jean-Monnet /Inserm.
- 4.Unité CNRS/Univ. de Strasbourg.
- 5.Inserm.
- 6.Une précédente étude avait montré que l’effet (moins important) s’observe aussi les yeux fermés et durant le sommeil.
Source: https://lejournal.cnrs.fr
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Texte partagé par les Chroniques d'Arcturius - Au service de la Nouvelle Terre